De toutes les journées de travail qui se passent mal, celle-ci avait atteint des sommets pour Ezra. Des enfants difficiles ? Oh, si on enlève les jumeaux Mulciber aux prénoms dignes d’aristocrates du douzième siècle, non, les enfants sont des amours. Par contre, et c’est probablement dû au fait que tout s’était amélioré durant les vacances scolaires et qu’il avait eu le temps de presque oublier toutes ces histoires, les trous de mémoire avaient repris de plus belle. Et ne pas se souvenir de ce qu’on a mangé le midi pourrait être curieux mais pas étonnant, par contre, oublier jusqu’au programme prévu pour l’après-midi, c’était autre chose. Confondu avec celui de la veille, en fait, bien qu'il ait été persuadé de n'avoir pas du tout enseigné ces notions cette année scolaire. Tant et si bien qu’il avait dû improviser et cacher sa panique. En parler à Evelyn, c’était accepter qu’il y ait un problème. Et puis, elle l’aurait obligé à prendre son après-midi pour aller voir un médecin et ça, il en était hors de question.

Aussi, Northman avait terminé sa journée comme n’importe quel autre prof un peu dépassé par les évènements : avec beaucoup d’improvisation, un peu de talent et une certaine dose de panique, soyons francs. Mais sur la route vers Golders Green, il avait décidé de faire un arrêt par Camden Town pour rendre visite à, disons, un ami. Pourquoi Markus de toutes ses connaissances, je ne saurais vous dire, mais il y avait une dimension sécurisante à parler d’école avec un parent d’élève impliqué dans la vie scolaire comme lui.

Bien que quitte à faire une crise de nerfs, il vaudrait mieux que ça ne soit pas devant quelqu’un qui a, s’il le souhaite, le pouvoir de l’envoyer en congé forcé. Mais Ezra n’y pense pas vraiment, signe que quelque chose cloche, lui qui d’habitude se fait discret et prudent, mais surtout réfléchi. Il tambourine à la porte de Markus, un peu trop paniqué pour son propre bien, et ne fait attention à rien d’autre qu’à la porte qui s’ouvre. « Je crois que j’ai un problème. » Clair, net. Pas même un bonjour, juste un air paniqué et l’impression étrange que son ami pourrait y faire quelque chose, quand bien même il ne soit ni neurologue, ni expert en la matière. « Pardon. Salut, Markus. J’espère que je ne te dérange pas, je… je peux partir s’il faut. »

C’est la panique qui a poussé Ezra à se rendre chez Markus et tambouriner à sa porte. Honnêtement, il n’est pas certain qu’il aurait agi de la même manière s’il était calme et reposé, mais la question ne se pose pas : il est là, au bord de la crise de nerfs, et celui qu’il est venu voir vient de toute façon d’ouvrir la porte. Plus le temps ni l’option de reculer, donc.

La situation est irréaliste. Un Ezra complètement détaché de son propre corps qui se voit invité à entrer par un Markus en serviette de bain, complètement détendu. L’instituteur se sent obligé de se pincer avant de suivre le jeune homme à l’intérieur, juste pour vérifier qu’il n’est pas dans une espèce de rêve trop réel. Une fois rassuré – est-ce le mot, rassuré ? -, il esquisse un sourire gêné et se met maladroitement en marche. « Euh… », il bredouille, visiblement déstabilisé, « merci. » Merci n’est peut-être pas le mot approprié, mais pardonnons-le : l’état psychologique d’Ezra se situe quelque part entre la panique à bord et l’impression d’avoir fait une énorme boulette. Je pense qu’on lui doit bien la petite faveur de faire semblant de rien. « Un verre ce serait cool, oui. » Genre, du whisky ou un truc fort, il pense mais se retient, ce que lui offrira Markus suffira amplement.

La vérité, c’est qu’il a besoin de parler à tout prix. Jusqu’à présent, il a gardé ses inquiétudes pour lui, reléguées au rang de simples coïncidences ou pire : élans hypocondriaques. Ça n’aurait pas été la première fois qu’il s’inquiète pour rien, après tout. Et quitte à ce que sa famille et ses potes se moquent de lui, autant ne pas en parler… jusqu’à aujourd’hui. « Désolé d’avoir débarqué comme ça à l’improviste, Markus, vraiment. » Ses bras se resserrent sur sa poitrine dans une tentative de protection. « Je savais pas à qui parler qui connaisse suffisamment l’école sans avoir le pouvoir de me faire prendre un arrêt maladie dont j’ai pas besoin. »