AND IT STARTED LIKE THIS...
[tw : perte d’un enfant, dépression, masculinité toxique] Vouloir se mettre dans la peau de Joe Nomura, c’est accepter d’endosser le manteau d’un homme un peu compliqué dont la vie serait probablement plus douce s’il cessait de ronchonner contre le monde entier et acceptait de serrer les mains qu’on lui tend à la place. Pessimiste de nature, un chouïa anxieux, il n’y a que peu d’individus qui peuvent se targuer de l’avoir rendu heureux plus de quelques mois depuis qu’il a passé l’âge de onze ans. C’est simple : il n’a pas envie d’essayer et, par conséquent, n’essaie pas. C’est en quelque sorte ce que la dépression vous fait et ce n’est pas faute d’y avoir longuement réfléchi, ni même de s’être en théorie motivé. Pas évident, c’est un euphémisme. Ça l’est d’autant moins lorsqu’on vous rabâche depuis la préadolescence que ce que vous ressentez est un mensonge et que vous feriez mieux de vous bouger les fesses plutôt que de vous apitoyer sur votre sort.

Je ne suis pas en train de vous dire que Joe Nomura vit une vie de rêve sous une couverture de mélodrame. Au contraire, il aurait toutes les raisons du monde de se plaindre, à commencer par un schéma parental perpétuant la masculinité toxique à grands coups de « les vrais bonhommes avancent et se taisent » et autres joyeusetés honteusement trop fréquentes. Le fait que tous ses frères et sœurs se soient retrouvés à Poudlard à l’instar de leurs parents et grands-parents avant eux est un élément déclencheur, certes, mais il se sent déjà suffisamment coupable de jalouser sa plus jeune sœur aujourd’hui en année d’échange à Mahoutokoro pour en rajouter une couche.

Avant même d’avoir commencé à effleurer la puberté, l’aîné Nomura avait confronté le pire et le meilleur de sa courte vie, à savoir : l’adaptation au collège moldu, que ses parents avaient pris soin de choisir sans trop comprendre quoi que ce soit d’autre que sa réputation. Ou, du moins, auraient-ils aimé placer leur chérubin dénué de pouvoirs dans l’un de ces établissements prestigieux. Seulement, incapables de prouver une quelconque éducation sinon celle qu’il a reçue à domicile à l’instar de tous les gosses sorciers – enfin, qu’ils croyaient – de sa génération, papa et maman Nomura durent se contenter de trois choix, tous plus éloignés les uns que les autres du domicile familial. Qui pourrait leur en vouloir, eux qui ne connaissaient que la poudre de cheminette, le balai et le transplanage ? Oh, Joe leur en veut, en grande partie parce que vingt-six ans plus tard, ils n’ont toujours pas appris à se servir d’une oyster card ni même du métro en lui-même, très honnêtement. Et qu’à cause de leur ignorance, il avait dû se coltiner une heure et demie de transports aller et retour chaque matin et chaque soir alors qu’il y avait un super collège à moins de dix minutes à pieds de sa maison d’enfance. Du moins, il avait l’air super. Il l’était forcément, puisqu’il était proche de chez lui. Dans tous les cas, il convient de notifier que l’adaptation au monde des moldus fut, pour ainsi dire, compliquée. Déjà parce qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être un walkman, ensuite parce qu’il fallait se taire. A onze ans, ça reviendrait à vous demander de gravir Primrose Hill sous trente degrés en courant, trois fois.

Finalement, le temps avait passé et Joseph s’était adapté, un peu. Pas vraiment brillant à l’école, la faute aux lacunes de son enfance, en sortir ses A levels en poche fut un soulagement. Aller voir plus loin lui sembla inutile et ce fut bien la seule position que ses parents partagèrent : il devait revenir dans le monde sorcier, quoi qu’il en coûte.

En juillet 2004, il signait un CDI à la cafétaria du Ministère de la Magie. Cela ne plut ni à sa mère, ni à son père, ni à lui-même. Pourtant, il n’y avait rien d’autre à lui proposer. Aussi, il se mit à servir des pumpkin spice lattes et autres bieraubeurres. En seize ans de cafétaria, Joe avait eu le temps de rencontrer celle qui devint sa femme, une sorcière qu’il servait régulièrement, d’avoir une petite fille puis de divorcer avec la garde exclusive – une sombre histoire de manque d’instinct maternel qu’il n’a jamais vraiment compris bien qu’il ne se soit jamais plaint de pouvoir garder sa fille chez lui. Tout cela dura jusqu’à l’année dernière, lorsqu’il poussa les portes du Shared Living Centre dont il avait appris l’ouverture la veille à peine, bien déterminé à jeter son tablier et à se rendre plus utile qu’à la cafétaria où la domotique sorcière avait fini par prendre le relais sur la plupart des tâches qu’on lui avait attribuées.

Il avait accepté de parler. A un conseiller d’orientation, d’abord, qui lui trouva un nouveau job au comité d’excuses à l’intention des moldus, puis à une psychomage car le centre lui avait recommandé et assuré qu’il ne paierait pas plus cher. Au fil des séances, il découvrait des concepts jusqu’alors inconnus. Avait appris à mettre de côté les sentiments de ses parents pour se concentrer sur les siens et, même, presque compris le concept de masculinité toxique. En six mois, Joe avait fait des progrès phénoménaux.

[tw : perte d’enfant, accident, deuil] Puis, il y eut l’accident. Un accident stupide qui aurait pu être si facilement évité s’il était né normal. C’est la magie qui lui avait enlevé Juliet qui s’était mise à léviter dans une cage d’escaliers, l’une des premières manifestations de l’héritage de sa mère et ses grands-parents, et avait fait une mauvaise chute. Autant de raisons de recommencer à la haïr, cette foutue magie responsable de tous ses problèmes depuis toujours.

On ne se relève jamais vraiment de la perte d’un enfant. C’est d’autant plus vrai pour Joseph le père célibataire qui avait trouvé en sa fille une espèce de bouée de sauvetage à laquelle s’accrocher. Dès l’instant où il vit son monde s’écrouler, il cessa ses rendez-vous thérapeutiques, cessa même d’appliquer les conseils qu’il avait reçus. Depuis peu, il s’est approché d’un certain Adler, qui gère une certaine association anti-magie, pleine de moldus victimes qui n’ont pas vraiment oublié.

Lui non plus n’est pas prêt d’oublier. Et il se pourrait même que la douleur lui fasse faire de grosses bêtises…