Comme beaucoup de choses de la vie quotidienne, Emma détestait les salles d'attente. Mais plus encore, ce qu’elle ne pouvait vraiment pas supporter, c’était les salles d’attente des médecins. Déjà, il fallait poireauter des lustres dans un environnement rempli de diverses bactéries qui n’attendaient qu’une chose : vous sauter à la gorge. Ensuite, il y avait ces enfants qui hurlaient d’ennui et ces petits vieux qui toussaient à s’en arracher les poumons. Bref, peut-être le pire endroit pour passer sa seule soirée de libre de la semaine.

Emma s’était tout de même résolue à prendre rendez-vous, après avoir laissé traîner les symptômes pendant des mois. Rien de vraiment alarmant, mais c’était suffisamment dérangeant dans sa vie de tous les jours pour qu’elle se décide à consulter. Des maux de tête, une fatigue permanente, et une forte irritabilité (quoique, concernant l’irritabilité, il n’était pas certain qu’il existe un remède pour Emma). Luke, son copain, avait lourdement insisté pour l’accompagner, ce qu’elle avait fini par accepter. Et voilà qu’il se retrouvait à ses côtés, lui tenant mollement la main avec un air énamouré comme si elle était (au choix) en sucre/à l’article de la mort.

Heureusement, la distraction vint à elle sans qu’elle n’ait rien à demander. Elle s’était installée à côté de l’entrée et sur le pas de la porte, un homme dans sa tranche d’âge entretenait une discussion animée avec une dame qu’elle supposa (du fait de leur ressemblance physique) être sa mère. Emma ne put s’empêcher de tendre l’oreille. En même temps, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire dans cette pièce aux murs délavés. Lire un magazine Vogue de 2016 ne l’intéressait pas plus que ça. Écouter aux portes, avec ce que ça comportait d’indiscret et de déontologiquement discutable, était nettement plus distrayant.

Il n’y a rien qu’Ezra supporte moins que quand sa mère se retrouve une vocation de mère poule, oubliant que son rejeton a passé la date butoir des trente-cinq ans et est capable de prendre soin de lui-même… et bien, lui-même. Pourtant, lorsque Miriam Northman se décide à prendre en main la vie de son fils, l’instituteur n’a d’autre choix que de capituler face à la furie. A l’ordre du jour : un rendez-vous pris chez le médecin à son insu, parce que sa chère maman a trouvé qu’il devrait vraiment parler de ses petits soucis de santé. A-t-elle raison ? Probablement. Ezra est-il prêt à l’avouer ? Absolument pas. Et quand bien même, elle l’a attiré dans ce traquenard et il a bien l’attention de lui faire part de sa désapprobation.

Alors, le brun râle jusque dans l’entrée de la salle d’attente, tout en ouvrant la porte : « Tu veux pas juste me fiche la paix, maman ? Pour l’amour du ciel, je… » « Cesse de jurer, », elle le coupe sans lui laisser le temps de finir, « et je prends soin de toi, c’est tout ! » L’instituteur lève les yeux au ciel alors qu’il s’engouffre un peu plus dans le bâtiment. « Tu prends soin de moi comment au juste ? En m’emmenant à mon insu à des rendez-vous inutiles ? » L’espace d’une demi-seconde, son regard croise celui des deux seules autres personnes dans la salle qui, il s’en doute, tentent tant bien que mal de feindre son inintérêt pour la situation. S’il espérait ne pas faire de scène en public, c’est trop tard. « Ezra Northman, cesse de te comporter comme un enfant et fais ce que je te dis, point. » L’intéressé soupire. En réalité, il avait capitulé depuis longtemps. « Très bien, je vais à ton stupide rendez-vous. » Le visage de Miriam s’illumine. « Mais n’espère pas me voir pour Shabbat demain soir, je te préviens. »

Quelques échanges de plus et sa mère se décide finalement à le laisser tranquille et rentrer chez elle. Un peu honteux, il s’avance vers le siège le plus éloigné du couple qui a assisté à toute la scène, la tête rentrée dans les épaules, rouge comme une pivoine. « Désolé pour ça », bredouille-t-il en pointant la porte d’entrée du pouce, carrément gêné d’avoir imposé cette querelle nulle à d’autres personnes, mais surtout énervé de la situation globale. Aussi, il s’enfonce dans son siège et commence à ruminer.

Non, il n’a pas besoin d’aller voir le médecin, migraines ou non, trous de mémoire ou non. Que peut-il y faire, le docteur ? Lui prescrire du paracétamol et lui conseiller de dormir ? Fort bien, il aurait pu le deviner tout seul. Que sa mère n’ait pas le bon sens de comprendre ça le dépasse. Et puis, de toute façon, il est adulte et il devrait avoir le pouvoir de prendre des décisions sur ce genre de choses, point.

La. Honte. Vraiment, Ezra n’arrivait pas à se rappeler d’un moment plus gênant que celui-là. Et pourtant, malgré les menaces proférées à l’encontre de sa mère, il savait très bien qu’elle savait qu’il serait tout de même présent pour shabbat le lendemain. Il n’était pas prêt à lui pardonner de l’avoir donné en spectacle devant une salle d’attente remplie de non moins que deux personnes (deux !!), mais il ne pouvait pas lui faire l’affront d’annuler leur réunion familiale hebdomadaire, devenue plutôt mensuelle pour Ezra au fil du temps qui passe. Après tout, Miriam avait une telle charge mentale que penser au-dessus de tout cela à prendre un rendez-vous surprise chez le médecin pour son fils relevait de l’exploit, tant et si bien que Northman se mit d’un coup à penser qu’il aurait simplement pu dire merci et la fermer.

Le couple ne semblait pas plus ennuyé que cela. La femme, du moins. L’homme semblait, disons… passif, pour ne rien dire d’autre, mais ce n’était pas du genre de l’instituteur de tirer des conclusions hâtives sur les gens sur base d’une rencontre fortuite chez le médecin. Cela dit, même fortement dérangés, qu’auraient-ils pu faire d’autre qu’accepter la situation qui leur était tombée dessus ? Il n’avait plus qu’à s’enterrer sur sa chaise en attendant son tour, raconter je ne sais quoi au docteur, et rentrer chez lui la tête dans les épaules avec juste l’impression d’être passé pour un con en plus d’avoir perdu son temps.

Jamais il n’aurait imaginé que l’inconnue de la salle d’attente entame la discussion. De nature normalement peu extravertie, il avait un peu espéré qu’on n’en arrive pas là. Pourtant, qu’elle prenne son parti le soulagea un peu. « Elle peut être adorable. », soupira-t-il, le visage reprenant soudain une couleur un peu plus humaine. « Je ne sais pas ce qui lui a pris… » D’un haussement d’épaule, il balaie la question : « Enfin, si vous avez la même chez vous, vous savez ce que c’est. Adorables et épuisantes. Franchement, je ne sais même pas ce que je vais dire au médecin. »

La discussion a l’avantage indéniable d’alléger l’atmosphère et Ezra se détend petit à petit, le cramoisi de ses joues pâlissant au fil des secondes vers une teinte rosée bien plus agréable. S’il sait bien évidemment qu’il n’est pas le seul être humain sur terre à se plaindre sans arrêt de sa mère trop envahissante à son goût, il apprécie tout particulièrement l’entendre de la bouche de celle qui vient de le surprendre en plein exercice. Sa remarque lui arrache un rire soufflé, discret. « A première vue, non. », souffle-t-il en se prenant au jeu. « Mais juste pour être sûr : c’est censé ressembler à quoi, une tête à manger des blettes ? »

L’homme aux côtés de son interlocutrice toussote et Ezra est soudain secoué d’une vague de panique : est-ce que ce type mange des blettes ? Est-ce qu’il s’est involontairement moqué d’un inconnu ? Non pas que ce soit une source de moquerie, du moins il ne pense pas, mais le ton employé l’était bel et bien, moqueur. Personne ne bronche plus que cela cependant et l’homme retourne se murer dans le silence, aussi l’enseignant suit le mouvement et la pression retombe aussi vite qu’elle est montée.

Décidément, les deux râleurs semblent avoir pas mal de choses en commun. « Ou bien on se taille ? J’ai encore… » Il jette un œil à son téléphone. « Trois minutes avant l’heure de rendez-vous, et vu que vous êtes encore là j’imagine que vous êtes la personne supposée sortir de là dans trois minutes et que le médecin est en retard, un classique. » Juste penser à ne pas honorer son rendez-vous chez le médecin doit constituer en l’acte de rébellion le plus fou d’Ezra à l’heure actuelle, enfant sage et peu aventureux qu’il a toujours été. L’idée même est grisante alors qu’elle n’a rien de bien folichon, soyons francs. « Franchement ça se tente, quitte à nous faire payer pour entendre ce qu’on sait déjà on pourrait mettre le prix de la consultation dans des pintes au bar d’à côté. » Il hausse les épaules. « Ou juste rentrer chez nous. » Finalement, on sait tous que c’est ce qui va se passer, il aurait beau prétendre autant qu’il veut qu’il a un vie sociale très épanouie et une aversion pour la routine, notre Ezra sera toujours une créature d’intérieur. « Ou bien rester là et aller au rendez-vous, après tout. » Un nouveau rire gêné le secoue. « Je ne suis pas tout à fait un rebelle. »

Jamais Ezra ne se serait cru capable d’inviter qui que ce soit à boire un verre. Certainement pas dans la salle d’attente du médecin, encore moins à la place du rendez-vous chez ce dernier. D’ailleurs, en ce qui concerne cette maigre tentative de rébellion, il est bien soulagé de voir que l’inconnue partage son opinion. Pas une bonne idée. Jamais une bonne idée. L’excuse qu’elle trouve à ce refus, par contre, fait sourire Ezra. Personne ne veut avoir affaire avec Miriam Northman, il doit bien lui remettre ça. Mais tout de même, se voir relégué au titre de fils à maman par une inconnue, à trente-cinq ans, ça fait mal. Son visage se déforme donc en une grimace faussement vexée qu’il ne peut garder longtemps, incapable de rester sérieux. « Ma couverture d’homme indépendant est donc grillée, trahi par ma propre mère, j’y crois pas. », il commence en levant les mains, les épaules haussées. « Mais vous avez raison, elle me ferait la misère puis ferait en sorte de vous retrouver. Et croyez-moi, vous ne voulez pas être victime du courroux de la mère poule. Ca n’augure jamais rien de bon. » Elle en a d’ailleurs eu un exemple pas plus tard qu’il y a cinq minutes…

La proposition qu’elle a à lui faire lui plaît déjà mieux, pour être honnête. Il ressent un étrange mélange entre excitation et intense fatigue psychologique à l’idée d’aller boire des pintes avec deux inconnus rencontrés moins de dix minutes plus tôt cela dit. Ça ne lui ressemble pas. Pourtant, c’est bien lui qui a commencé. Et si le copain de cette nana est bien silencieux – est-ce qu’il s’ennuie profondément ? Est-ce qu’il est juste très timide ? -, il y a quelque chose chez eux qui lui donne envie d’en savoir plus. Il hoche la tête en signe d’approbation. « C’est d’accord. Mais laissez-moi le temps d’appeler ma mère d’abord, faudrait pas qu’elle s’inquiète. » Un blanc s’installe. Tout d’un coup, Ezra réalise que sa petite blague aurait pu être prise au sérieux. Aussi, la panique s’installe sur son visage et au fond de ses entrailles et il se sent obligé de préciser : « Je vais pas vraiment le faire, c’était… Enfin, c’était rapport au fait que… Oh, et puis je vais pas vous faire l’affront d’expliquer mon humour idiot, vous ne l’êtes pas. Idiote, je veux dire. Bref. » Quel crétin. Là, ça lui ressemble déjà mieux : galérer, ramer, creuser profond, trouvez le synonyme qui vous convient le plus. Secoué d’un rire nerveux, il conclut : « C’est avec plaisir pour le pub du coin dans une heure. Si vous êtes tous les deux ok, évidemment. C’est ce que je voulais dire. »

Avec un peu de chance, il n’allait pas paniquer et les planter à la dernière seconde…