Il y a bien des raisons pour lesquelles Ezra Northman entretient sa recherche du meilleur disque, encore et toujours. La première serait peut-être une obsession ridicule pour les étagères déjà pleines à craquer qui trônent dans son appartement. Les autres peuvent se résumer en quelques mots seulement : la passion de la musique. Et si habiter à quinze minutes de métro de Camden Town offre l’avantage indéniable d’avoir à portée de main tout un tas de boutiques de disquaires intéressantes, l’instituteur aime à se rendre dans divers endroits. Aujourd’hui, il a jeté son dévolu sur soul records à Brixton, où il ne s’est pas rendu depuis plusieurs mois déjà.

Et tandis que notre homme fouille sans scrupules le moindre bac à la recherche de sa pépite du jour -il en a déjà repéré trois, vraiment, c’est un scandale -, il sent un regard dans sa nuque. Et ce n’est pas la première fois depuis qu’il est entré. Discrètement, alors, il fait mine de changer de bac pour se retourner. Le seul autre client a déjà baissé les yeux, mais Ezra n’est pas bête. Sans faire dans la vantardise, il n’est pas rare qu’il croise des abonnés en ville et il a appris à reconnaître les signes qui ne trompent pas.

La différence, c’est que cet homme qui semble jeter de nombreux regards dans la direction du musicien ne lui semble pas inconnu. Northman a beau réfléchir cependant, il n’arrive pas à remettre le doigt sur qui il est. Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive – foutus trous de mémoire – et plutôt que de laisser tomber, il se met à son tour à lancer des coups d’œil insistants dans la direction de l’individu. Tant et si bien qu’ils finissent par en échanger un suffisamment long pour que leur petit jeu reste sans équivoque. Le brun vire au cramoisi et il décide d’assumer. A moitié. Du bout du doigt, il pointe le disque que l’autre homme tient dans la main et commente : « Vous faites un bon choix en choisissant celui-là. Super album, vraiment. »

Intervention purement inutile, soyons francs. Mais qui aura peut-être le mérite de briser la glace… et qui lui permettra peut-être de retrouver d’où lui vient son visage familier.

Le sentiment est bizarre. A plusieurs égards, Ezra a l’impression qu’il devrait connaître cet homme qui lui jette des regards insistants, le reconnaître du moins. Il y a cette impression de familiarité qui ne le quitte pas mais sur laquelle l’instituteur n’arrive pas à mettre le doigt. Et sa mémoire qui n’a de cesse de lui jouer des tours accentue cette sensation de manière malsaine, au point parfois de ne parfois pas savoir s’il est censé reconnaître les gens ou pas, comme en ce moment précis. Sans certitude, il met les pieds dans le plat, un peu trop mal à l’aise pour son propre bien, décrétant qu’il comprendrait bien vite s’il devait encore une fois s’inquiéter de ce problème de mémoire ou non.

De fait, le court échange avec son interlocuteur lui apprend qu’il ne l’avait jamais croisé pour de vrai, ce qui le rassure. Ragaillardi, Ezra se détend un peu et offre un sourire sincère. Se faire draguer ne l’aurait pas forcément dérangé maintenant qu’il se sent plus léger, il pense sans le dire après avoir jaugé l’homme face à lui. « C’est moi », il confirme en haussant les épaules, espérant comme à chaque fois qu’il ne sera pas une véritable déception pour la personne face à lui. Lorsqu’on le voit en vidéo, on imagine Ezra bien plus avenant et extraverti qu’il ne l’est vraiment, tout mal à l’aise en société qu’il est. Ce changement radical d’ambiance a déjà mené à quelques quiproquos où on l’a pensé peu affable et prétentieux, ce qui est un comble.

Rassuré sur sa mémoire, il y a cependant une question qui n’a pas élucidée : celle de l’identité de ce jeune homme face à lui. Si quelque chose en lui lui est familier, ça ne doit pas être pour rien. Aussi, il joue la carte de l’honnêteté : « Et vous, enfin toi, tu es… ? J’ai aussi l’impression que je devrais te reconnaître. C’est possible ? » Embarrassé, Ezra se gratte l’arrière de la tête. Tout cela est bien gênant. Il n’a qu’une hâte : lever les doutes le plus vite possible pour pouvoir totalement se détendre.

La pièce tombe et c’est le soulagement, l’impression qu’une tonne de pression est libérée de la poitrine d’Ezra : pour une fois, ce n’est pas sa mémoire qui lui joue des tours. Juste une énième correspondance par mails interposés. Rien d’anormal à ne pas reconnaître son interlocuteur dans ces conditions, d’autant que rien n’indiquait qu’ils auraient pu se croiser dans cette boutique. « Andy ! C’est vrai ! » Rassuré, il s’autorise un sourire en allant serrer la main du concerné. « Désolé, j’ai pas voulu te snober. C’est que j’étais déstabilisé, je suis définitivement plus à l’aise derrière la caméra que dans le vrai monde. » No shit. Ce n’est pas pour rien qu’Ezra a choisi de passer sa vie en présence de gamins, créatures bien moins imposantes et beaucoup plus indulgentes que tous ces adultes du vrai monde. Gérer les interactions sociales de façon virtuelle lui convient très bien, après tout. Pas qu’il ne s’ouvre pas un peu lorsqu’il se sent à l’aise, bien du contraire. Mais ça lui est bien plus coûteux en énergie de cette façon.

D’ailleurs, Ezra se retrouve rapidement face à son enfer personnel : trouver quelque chose à dire. Rien ne semble suffisamment pertinent, alors il se contente de banalités après avoir reculé de quelques pas. « Quoi de nouveau depuis notre dernière conversation ? Ca se passe bien à la radio ? » Tout en parlant, le brun se remet à fouiller dans les bacs de disques. Après tout, le small talk est bien plus facile lorsqu’on n’a pas à regarder son interlocuteur dans les yeux, c’est mathématique.

Andy lui fait la gentillesse de prétendre ne pas comprendre de quoi il parle et le musicien apprécie. Rien de pire que de se sentir jugé pour ce qu’on est – ou en l’occurrence, ce qu’on n’est pas – en dehors du champ d’une caméra. Car il faut se rendre à l’évidence : certaines personnes ne sont pas faites pour la sociabilisation à outrance avec des étrangers, pour peu que ces étrangers ne soient pas planqués devant leur clavier, et Ezra fait partie de ceux-là. Aussi, il pouffe doucement dans sa barbe – et par « pouffer », entendez qu’il sourit un peu trop fort et laisse échapper de l’air bruyamment par les narines - et baisse la tête, ne prenant pas la peine de répondre. Il a très bien compris ce que faisait Andy, inutile d’en rajouter. Un merci silencieux suffit.

A la place, il tente le small talk, son enfer personnel. L’avantage étant qu’il connaît déjà un peu la vie de son interlocuteur, il se sent capable de rebondir dans tous les cas. Enfin, dans les faits. En pratique, c’est un peu plus compliqué. « Ah ouais le rythme doit être intense. Pas que j’y connaisse quoi que ce soit, cela dit, mais… » Tout compte fait, le small talk n’est peut-être pas une bonne idée non plus. Heureusement, Andy ramène la conversation vers un sujet dont le musicien se sent un peu plus à même de discuter sans gêne. Ezra secoue la tête. « Ca tombe bien, y’en a quelques-uns par ici, on peut changer de place si tu veux. » Il s’écarte alors, non sans sortir l’un des disques du bac qu’il tend alors à son interlocuteur. « Si tu l’as pas encore, perso, je prendrais celui-là. Lady Soul. A mon sens le meilleur mais c’est juste moi, heureusement que j’ai pas le monopole du bon goût. »

Il serait bien mal placé pour juger les goûts musicaux des uns et des autres. Mais après tout, Andy doit savoir tout ça. Après tout, lui aussi travaille dans le secteur, même si leurs jobs respectifs sont bien différents. En parler cependant requinque un peu Ezra qui y trouve son compte : il n’y a plus vraiment de timidité lorsqu’il s’agit de parler d’une passion commune. « Il se pourrait que je prépare une cover de Think pour une des vidéos à venir d’ailleurs, puisque tu parles d’Aretha Franklin. », il avoue l’air de rien en fouillant dans un autre bac. « Je dis pas que ce sera un chef d’œuvre mais si tu veux une avant-première je t’enverrai la démo ? »