Il n’y a rien qui agace plus Joseph que de devoir se coltiner son ex-femme tous les jours. En fait, si, il y a un tas de choses qui agacent Joseph au quotidien, à commencer par l’idée même de se lever le matin pour venir travailler, traverser la ville en métro, tirer cette fichue chasse sans arrêt pour accéder au Ministère. Bref, nous avons face à nous un magnifique spécimen de râleur commun aussi connu sous le petit sobriquet de « casse-pieds de base ». Et il faut dire que ses séances chez la psy avaient beaucoup aidé à gérer son caractère de cochon durant plusieurs mois, mais depuis qu’il a décidé d’abandonner toute tentative d’avoir l’air un tant soit peu agréable en société, c’est retour à la case départ. Et même pire, quand il s’agissait de son lieu de travail.

Je vous disais donc avant de divaguer qu’il y a peu de choses qui agacent plus Joseph que de se coltiner son ex-femme tous les jours au travail, mais l’idée même qu’elle ait été récemment promue comme sa cheffe directe lui hérisse le poil. Par chance, il n’a pas eu à la croiser outre mesure aujourd’hui. Juste un bonjour faussement poli et un semblant de réunion d’équipe écourté par une énième urgence. Nomura compte bien continuer sur cette lancée et lorsque sonne l’heure de la pause déjeuner, il s’éclipse à toute vitesse pour retrouver son amie Lucia, avec qui il était convenu qu’il mange ce midi.

Lucia est probablement l’une des rares collègues avec qui Joe trouve agréable de passer du temps. Il faut dire surtout qu’ils se connaissent depuis toujours et qu’elle n’a pas peur de le remettre à sa place lorsqu’il abuse, ce que Joe accueille avec de faux airs choqués mais qui ne font que forger le respect qu’il a pour elle. Leur historique personnel joue beaucoup. Il l’avait crue moldue jusqu’au jour où lui a appris qu’il n’était pas sorcier, à un ou deux ans près, quand on a onze ans ça n’a que peu d’importance après tout. Aussi, Lucia fait partie de ces rares personnes dont Joseph accepte la critique, quand bien même il ne l’accueille pas toujours très bien. Lorsqu’il la rejoint pour déjeuner, cependant, c’est fidèle à lui-même. Il s’affale sur sa chaise en grommelant : « T’as entendu pour Billie ? »

Aussitôt, il fait machine arrière. Il se rappelle que Lucia est avant tout un être humain et se reprend. « Pardon, je recommence : salut Lucia, ça va ? » Puis, incapable de se contenir, il recommence : « T’as entendu pour Billie ? Ils vont me la fiche comme boss, j’y crois pas. »

Aoutch. La froideur de Lucia fait mal. Joe a pourtant l’habitude du caractère de cochon de son amie d’enfance, lui-même est conscient de n’être pas le plus facile à vivre des hommes. Il essaie, pourtant, du moins il a essayé, fut un temps, et il tente encore de se rattraper parfois. Comme aujourd’hui. Il lui a pourtant bien demandé comment elle allait, non ? Après s’être plaint, et avant de se plaindre encore, je vous l’accorde, mais… Oh, et puis, merde, il conclut en grimaçant dans sa barbe. Elle a raison, Lucia. Elle n’y peut rien, personne n’y peut rien, et lui ferait mieux de s’occuper des rares personnes qui acceptent encore de le considérer comme un ami plutôt que de ronchonner à propos de son ex, du temps qui passe et de tout, à vrai dire.

Aussi, le brun se renfrogne et s’enfonce dans son siège, le regard noirci par la tristesse. Il sait déjà tout cela. Bien des mois plus tôt, il travaillait dur avec sa psychomage afin de trouver des stratégies contre les ronchonnements. C’était avant, cela dit. « Je sais que t’y peux rien, moi ! », il commence par protester, ayant définitivement oublié tous les bons réflexes appris par le passé. « J’ai jamais dit que t’étais la fautive, Lucia. » Il croise les bras autour de sa poitrine, protection inconsciente et probablement un peu stupide qui lui donne soudainement l’air d’un enfant de cinq ans qui vient de se faire gronder. « Je pensais qu’entre amis on pouvait râler dans le vent sans se faire taxer de ridicule. » A l’évocation de ce mot, il forme des guillemets avec ses doigts et sa bouche se déforme en une grimace sournoise. Oh, il est vexé, Joseph. Il ne lui en faut pas beaucoup, depuis qu’il en veut à nouveau au monde entier. Aussi, il se renfrogne à nouveau, ne se redressant que pour feindre un air normal lorsque le serveur vient prendre leur commande. Un latte, extra vanille, extra sucre, puisqu’il semble s’être pris de passion pour le sucre au café récemment. Puis, il recommence son cinéma : « Franchement c’est pas cool. »